En matière de bio, non plus, nous ne sommes pas tous égaux. Pour savoir où paissent les vaches dont nous buvons le lait, mieux vaut naître Prince à Monaco.
C’était fin juin 2011, sur France 2, à l’heure de l’apéritif. La journaliste, pas peu fière, exhibait devant les caméras le menu du mariage princier. Vous savez, celui d’Albert avec la nageuse sud-africaine un peu triste. J’allais zapper quand une info retint mon attention : le Prince Monégasque avait demandé au chef Alain Ducasse de lui concocter un menu durable. Comprendre avec des produits locaux et soutenables, dont la consommation ne met pas en péril la planète. Pas de panda rôti, donc, mais des poissons de rocher, du thym de Nice, des citrons de Menton et une glace « au lait des vaches de Rocagel ».
Des vaches d’où ? Google m’apprit aussitôt que Rocagel était le nom d’une petite ferme appartenant aux Rainier, qui hébergeait neuf vaches. Située sur la commune de Peille, Alpes Maritime, Rocagel était à trente minutes à peine de Monte Carlo. Du bio et du local, le rêve.
En fermant les yeux, je me suis souvenu que j’avais grandi à la campagne, et que, le matin, nous buvions le lait des vaches de la ferme d’à côté. En rouvrant les yeux, je me suis rappelé que j’habitais à Paris et que mon lait venait toujours d’à côté, mais du supermarché.
Derrière les rayons, il y a forcément des vaches. C’est ce qu’on appelle la traçabilité - un mot qui peut faire peur ou rêver, selon qu’on pense aux graines germées allemandes ou aux appellations vinicoles. Si j’invitais des copains à dîner (possible), si je leur mitonnais une crème glacée (peu probable), pourrais-je, comme le Prince Albert, vanter l’origine de mon lait ?
Voilà une question qui sentait bon l’investigation. Dans les supérettes du coin, j’achetais illico cinq bouteilles de lait bio, et les ramenais chez moi pour les ausculter.
Sur leurs étiquettes, il y avait écrit Lait demi écrémé, d’accord. UHT, très bien, certifié agriculture biologique, c’était l’idée. Il y avait aussi des informations surprenantes. La bouteille 1 litre Leader Price contenait « 5 verres de 200 ml ». Quant aux fermiers trimant pour Carrefour, ils s’étaient engagé « à respecter le rythme de la vie des animaux ».
Mais aucune indication d’origine. Nulle part. Quand un écolo, un vrai, achète des carottes bio, il boude celles qui viennent de Hollande ou d’Italie au profit des nationales. Pas pour des raisons politiques, mais parce que les carottes qui voyagent ont plus de CO2 dans leur racine. Or, donc, quand un écolo, un vrai, achetait son lait bio, il n’avait pas le choix, puisqu’il ne pouvait pas identifier sa provenance.
Seule l’étiquette du lait Lactel essayait de faire deviner quelque chose. « La lettre située en dessous de la date limite d’utilisation optimale identifie le lieu de production ». On aurait dit un jeu de piste. En remontant le goulot, sous la date, il y avait effectivement un V. Le lait venait de V, j’étais bien avancé.
Qui ne donne info ment. Si les industriels du lait n’indiquent pas la provenance de leur blanc breuvage, c’est sans doute qu’ils ont quelque chose à cacher. D’où ma question envoyée par mail aux cinq fabricants de lait : « Pouvez-vous m’indiquer la provenance (pays, région…) du lait que je viens d’acheter ? ».
Les premiers à répondre furent Lactel. « C'est avec plaisir que nous vous apportons des précisions sur les estampilles sanitaires qui permettent de localiser nos laiteries. L'estampille est la marque d'identification qui atteste de l'obtention d'un agrément et autorise la commercialisation des produits. Elle se présente sous la forme d'un ovale et se compose du nom du Pays (FR), des numéros du département, de la commune et de l’usine. »
Suivait la liste des sept estampilles qu’on pouvait trouver sur leurs bouteilles : 35-360-001 pour Vitré, 12-176-057 pour Rodez, etc.
Le mail se terminait ainsi : « Le lait est collecté dans un rayon de 100 km autour de chaque site. »
En regardant de plus près l’étiquette du lait bio Lactel, je repérais non pas une mais deux estampilles, identifiant donc deux provenances ! Vitré et Rodez. Il y a quand même 788 kilomètres entre les deux villes. Oui, mais, souvenez-vous (jeu de piste), il fallait aussi regarder sur le goulot. Le V indiquait donc la laiterie de Vitré. Dans un rayon de cent kilomètres autour de cette ville, les vaches qui avaient produit mon lait avaient donc brouté.
Grâce aux éclaircissements de Lactel, je pouvais, en outre, commencer à déchiffrer les étiquettes des autres bouteilles. Car sur Internet, il avait été très facile de trouver un fichier établissant la correspondance entre leurs estampilles et les laiteries.
Je remarquais aussitôt que les bouteilles de lait bio Monoprix et LeaderPrice provenaient de la même source.
Derrière l’estampille BE M 322 B se cachait en effet la laiterie de Sleidinge, au Nord de la Belgique, appartenant à Campina, un des leaders mondiaux du lait. Voilà pourquoi elles se ressemblaient tant, ces deux bouteilles. En fait, leur différence la plus notable, c’était leur prix : 1,11 euro chez Monoprix, et 1,35 euro chez Franprix, soit près de 20 % d’écart pour des bouteilles siamoises.
Du lait belge, et même flamand. Pourquoi Franprix et Monoprix ne l’indiquent-ils pas sur leurs bouteilles ? Pour ne pas effrayer les consommateurs ? En tout cas, les deux enseignes n’ont pas souhaité répondre à mes mails.
De Hipp France, je reçus une réponse qui n’en était pas une. « Nous vous confirmons que notre lait biologique est bien fabriqué en France. » Ce qui m’obligea à préciser ma question. « Je ne doute pas que le lait Hipp soit fabriqué (conditionné) en France, mais est-il originaire de France ? ». Tout le monde sait que le saucisson d’Ardèche est produit dans ce département, mais avec des carcasses de porc qui peuvent venir d’Allemagne, de Pologne, voire de Chine. Le lait Hipp vient-il d’ici ou d’ailleurs ? Sans doute d’ailleurs, puisque mon deuxième mail ne reçut pas de réponse.
Chez Carrefour, un communicant m’appela. Grâce à l’estampille, j’avais déduit que le lait venait d’une laiterie de Picardie. Mais si la production était française, la matière première l’était-elle aussi ? Cette question laissa mon interlocuteur perplexe, il m’assura qu’il me rappellerait pour me donner la réponse. J’attends toujours.
Résultat des courses. Sur les cinq bouteilles de lait bio achetées, deux venaient de Belgique (Monoprix, LeaderPrice), une de « on se sait pas où en France » (Hipp), une de Picardie (Carrefour), et une d’Ille-et-Vilaine (Lactel). Cette derbière était la seule à garantir la provenance locale du produit collecté.
En matière de réglementation, l’Europe impose l’affichage de l'origine pour certains produits comme la viande de bœuf, le miel, l'huile d'olive, les fruits et légumes frais. Mais rien pour le lait. Dommage. Cette indication d’origine sera étendue en 2014 aux viandes de porc, de mouton, de chèvre et de volaille à l'état frais. De nombreux députés ont essayé d’inclure dans cette liste le lait et les produits laitiers, mais cela n'a pas été accepté par le Conseil Européen. Les lobbyistes de l’industrie laitière ont bien travaillé, et les consommateurs resteront encore longtemps dans le flou. D’où viens-tu, mon lait bio ? Tais toi et bois !
Jean Regnaud
Illustrations : Merlin Bigorie
Quelques chiffres
1,1 % : Le lait biologique représente aujourd’hui 1,1% du total du lait produit en France.
80% du lait biologique, en France, est acheté en grandes surfaces.
450 millions de litres : c’est le montant de la consommation nationale de lait bio. La production est d'environ 300 millions de litres. 150 millions de litres sont donc importés. Selon le regroupement de laitiers Biolait, « une fois les conversions en cours achevées, il ne devrait plus être nécessaire de recourir à des importations»